Un jour, j’ai découvert que je n’avais jamais éprouvé de haine, parce que j’étais justement en train d’en ressentir. C’était la première fois, «tiens, c’est donc ça», j’ai pensé. Ça m’étonnait d’autant plus que j’avais eu des tas d’occasions d’en éprouver avant. J’avais connu la colère, la rage, l’énervement, l’exaspération, tout ça. La haine, jamais, c’était vraiment la première fois. Je découvrais. C’était un sentiment compact et lourd, qui faisait son nid à l’intérieur de vous. Vers le haut de votre estomac, entre le plexus et le diaphragme, et ça faisait mal, très mal. Une douleur spécifique, précise et centrée, mais diffuse. Elle avait la consistance d’une boule de plomb, se logeait à un endroit précis, que vous pouviez toucher, mais ses influx se répandaient partout, à toute allure, comme le sang jusqu’à votre cerveau, qu’elle irriguait à la vitesse de l’éclair. Installée au cœur de la partie la plus mobile de votre personne, votre système respiratoire, la boule semblait indélogeable. Vous ne saviez pas comment vous en défaire. Parfois, vous la croyiez partie. Elle revenait. Elle revient, elle se durcit, elle bouge. Vous ne savez ni comment vous en défaire, ni ce que vous pouvez en faire, on ne peut rien en faire. Aucune sublimation ni transformation ne me venait à l’esprit. C’est un sentiment purement négatif, qui ne présente aucun avantage, et la boule est restée plus d’un an. Avec des pics. Ou parfois des accalmies. Il ne fallait pas me lancer sur le sujet de la personne haïe, car alors la boule gonflait, durcissait. J’avais mal. Ma respiration s’agitait, mon rythme verbal s’emballait, je pestais contre le corps étranger qui s’était infiltré, installé, et se dilatait maintenant dans mes tissus, au point de menacer mon équilibre et tout mon système nerveux.
J’avais peur que la boule implose, elle était devenue mon cœur. C’était bien un sentiment destructeur, comme on le disait, c’était ça, c’était vrai, ça bloquait, ça coupait le corps en deux, ça brouillait la vision, la perception, ça faussait toutes vos appréciations de la réalité, en dehors de cette fameuse boule qui vous obsédait, et vous envahissait. Je me détournais de tout le reste. Je ne faisais plus qu’y penser, j’en étais devenue la spécialiste, j’étais au fait de toutes les stratégies de ce corps étranger qui m’habitait, plus étranger pourtant que tous les corps possibles au monde. J’en comprenais les techniques, j’étais capable de les anticiper, de les décrypter, je connaissais la personne haïe mieux que sa propre mère. Les nuits où j’y pensais, je ne pouvais pas dormir, la boule se déplaçait en moi, elle s’aplatissait, pour remonter jusqu’à mon visage, se glisser jusqu’entre mes globes oculaires et mes paupières, et faire apparaître la silhouette haïe. Si au moment de me coucher son image s’invitait sous mes paupières, dès que je fermais les yeux je la voyais. J’étais obligée de les rouvrir et de rallumer la lumière pour essayer de la faire partir. Comme une chauve-souris. Je me revoyais enfant quand ma mère ouvrait la fenêtre pour chasser des chauves-souris de ma chambre, en me disant de faire attention qu’elles ne s’accrochent pas à mes cheveux. J’étais dans un film d’horreur. Les journées ne pouvaient pas finir sans me rappeler, d’une manière ou d’une autre, le sentiment hostile qui m’habitait. Le fait qu’elle parvienne à se glisser jusque derrière mes cils, et jusque dans mon lit, me scandalisait. J’allumais pour chasser son fantôme, faire entrer l’air frais, par l’artifice du courant électrique, et je criais.
Jusqu’à ce qu’un jour, un matin, il était environ dix heures, je décide d’accorder à la personne haïe ce qu’elle réclamait de moi indûment depuis plus d’un an pour assurer sa domination pleine et entière. Je cessais brutalement de résister. Comme si ce qu’elle réclamait n’était rien, que ça ne valait pas le coup de se battre, pour qu’éclate à son propre visage, peut-être, l’inutilité de ses attaques, et, à l’instant précis où j’ai pensé «que va-t-elle faire de tout ça puisque ce n’est pas à elle et qu’on ne domine jamais vraiment les gens ?», la boule de plomb a disparu, magiquement, automatiquement, elle a fondu, et s’est évaporée.
CHRISTINE ANGOT, « Sentiment Un », Libération du 20 septembre 2013
A reblogué ceci sur Le monde est dans tes yeux …et a ajouté:
La Haine …
Merci 😊
je crois ne pas connaître la haine… plutôt l’indifférence…
Je crois que la Haine est un sentiment très particulier, très complexe, voir même un peu « fourre-tout » ….
Ton expression » fourre-tout » est parfaitement choisie dans le sens où pour la plupart des gens, il s’agit pas de haine à proprement parlé mais de pulsions passagères que des circonstances très diverses ont déclenchées, sans rapport avec la haine
« Le philosophe espagnol José Ortega y Gasset définit la nature de la haine : « Haïr, c’est tuer virtuellement, détruire en intention, supprimer le droit de vivre. Haïr quelqu’un, c’est ressentir de l’irritation du seul fait de son existence, c’est vouloir sa disparition radicale. » Il précise ses modalités : « La haine sécrète un suc virulent et corrosif. […] La haine est annulation et assassinat virtuel – non pas un assassinat qui se fait d’un coup ; haïr, c’est assassiner sans relâche, effacer l’être haï de l’existence » (Source Wikipédia)
L’individu qui éprouve de la haine est destructuré, déshumanisé psychologiquement Le meilleur exemple qu’on puisse en donner présentement est Daesh qui l’inculque, la développe et la cultive à des sujets fragiles, illuminés, faciles à fanatiser.
De ce fait la haine reste un sentiment qui touche heureusement une faible quantité d’individus.
N-L 11/01/17
Merci 😊
L’amour peut être l’euh paire et l’amer de la haine, entre guillemets…hélas, alors qu’il est tout son contraire…
N-L